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Lettre Janvier 2016

Nous allons ouvrir le théâtre. Après deux ans de fermeture. Ouvrir ! Quel joli mot. Quel plaisir de l’écrire dans ces temps où des forces obscures voudraient nous instiller la peur. Où la peur de l’autre nous pousse à fermer nos portes.

Mais nous allons ouvrir partiellement. Après deux ans de travaux et d’agrandissements. Partiellement. Quel mot plein de sous-entendus. Ouvrons nos portes nous soufflent encore les pensées venues des Lumières… mais méfiance. Sécurité et mesures de sécurité sont en passe de devenir les maîtres mots en lieu et place de liberté, curiosité… D’ailleurs Dettes et Argent, Dieux universels toujours bien installés, se marient mieux avec mesures de sécurité.

Nous allons ouvrir le théâtre mais sans notre salle de spectacle ! Notre vieille grange…

Elle nous ressemble la vieille grange, elle est notre cœur, elle a fait battre tant d’émotions pendant trente ans de belles rencontres, de rêves, d’utopies. Acteurs et spectateurs disaient d’elle : « Elle a une âme ».

Elle ressemble à notre vieux monde, ancienne halle à grain du moulin de Chaoué, elle a nourri pendant longtemps un monde paysan et ouvrier, et puis avec sa maturité elle a accueilli les chants des plus belles pensées. Sur ses vieux murs devenus scène et sur le bois de ses poutres ont résonné Eschyle, Shakespeare, Tchekhov, Tennessee Williams, Lorca, Amadou Ampâté  Bâ, Sophocle, Dostoïevski, Le Clézio, Molière, Homère, Genet, Mahmoud Darwich  et des chants Yiddish, les transes des Gnawas et les musiques  du Tibet, d’Afghanistan, Victor Hugo, Samuel Becket, Berthold Brecht, Dario Fo, Didier Gabily, Ghelderode, Tata Milouda, des voix et des histoires venues du Québec, du Cameroun, de la Réunion, d’Algérie, du Maroc et de Mauritanie, des gestes et rythmes du Brésil, d’Argentine, de Sibérie, de Bretagne, de Nantes et de Paris aussi… et les plus modestes, ceux de notre cité… j’en oublie, beaucoup…  qu’ils me pardonnent mais ils sont là au cœur du bois, des pierres, solides et attendris.

Elle a accueilli et nourri tous ces êtres étranges venus d’ici et de là-bas. Elle ne les a jamais appelé « Etrangers » ceux qui venaient d’ailleurs. Elle a pris le temps de les écouter et d’entendre leurs histoires. Elle a invité ses voisins à venir écouter avec elle. Ils sont venus, souvent, nombreux ou en petit comité pour apprendre l’autre. Elle s’est nourrie de ces découvertes, et elle, la modeste paysanne  avec ses vieilles poutres fatiguées, elle s’est sentie riche, noble de tous ces plaisirs et de cette connaissance nouvelle.

Aujourd’hui il faut changer sa charpente. Elle aurait du mal à soutenir le toit de la maison nous dit-on. Alors elle espère vous retrouver la saison prochaine avec ses prothèses et des tubes pour l’aider à respirer. Et avec impatience car depuis deux ans les fantômes du théâtre qui l’habitent s’ennuient sans vous.

En attendant elle est sûre que son voisin, le solide auditorium de béton qui en a vu entendu lui aussi et le moderne hall d’accueil sauront vous recevoir comme vous le méritez pour vous présenter nos amis qui viennent de loin pour certains avec leur chants, leurs danses, leurs voix si différentes des nôtres parfois.

A bientôt avec vos connaissances, d’où qu’elles viennent. Notre entrée est toujours libre et gratuite. Chacun participe à la sortie en fonction de ses moyens. Un verre de l’amitié vous attend pour ces retrouvailles dans le théâtre agrandi et renommé Chaoué Port Belle Eau.

 

Pascal Larue,  janvier 2016

 

Octobre 2015
On ne finira sans doute jamais de mesurer l’étendue des découvertes d’Einstein. Au-delà de l’espace et du temps, il semble en effet que son fameux concept de relativité s’applique à la spéculation et à la pornographie, comme viennent de le montrer Bloomberg TV, CNBC et The Financial Times. Relayant la récente vente aux enchères du Nu couché de Modigliani, ces trois glorieux médias se sont en effet crus en devoir de flouter ou masquer les seins et poils pubiens de la jeune femme représentée sur la célèbre toile pour ne pas choquer leur spectateurs et lecteurs.

Là où la relativité intervient, c’est qu’il n’est venu à aucun des trois l’idée que c’est le prix de vente plutôt que le tableau qu’il aurait fallu flouter vu son montant qui s’avère pourtant autrement plus obscène.

170 millions de dollars, à l’heure où le revenu annuel par habitant avoisine les 1500 $ en Inde et atteint 410 $ en Éthiopie, c’est le genre de chiffre qui pourrait choquer plus d’un homme de raison, et plus d’un enfant désireux de comprendre comment tourne – ou ne tourne pas – le Monde.

On frémit d’ailleurs à l’idée que cet enfant innocent puisse, au détour d’un lien Internet, tomber sur Bloomberg TV, CNBC ou le Financial Times, livré à une pornographie qui le dépasse et qui déforme à jamais la justesse de son regard sur le monde. À choisir, on préfèrera lui montrer toutes les femmes que Modigliani a peintes, avec ou sans leurs vêtements…!

Patrick Raffault

Musicien

 

La lettre de septembre 2015
Heureux qui comme moi a fait un beau voyage

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu des Yachts  allongés sur des plages de sable fin

Et des propriétaires satisfaits

J’ai vu des paquebots hauts comme une montagne

Et des passagers repus

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu des corps perdus sur des canots dérivants

Et des squelettes d’enfants

J’ai vu des femmes aux lèvres noires brulées

Et des hommes noyés

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu des rives bruyantes de rire joyeux

Et de parasols colorés

J’ai vu le plaisir insouciant de la vacance

Et de la liberté

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu des ports saturés d’échos guerriers

Et de la puanteur des morts

J’ai vu la fuite éperdue de la souffrance

Et de la peur

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu l’astre se coucher tranquillement

Et souhaiter bonne nuit

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu la lumière d’Orient se lever sur l’espoir

Et les portes se refermer

J’ai vu des vivants l’œil plein de jouissance

Et des fantômes aveuglés

J’ai vu les lampions dansant au vent des fêtes

Et les lumières des phares

J’ai vu des mains accrochées aux barrières barbelées

Et la musique pour oublier

J’ai vu la mauvaise crainte d’être dérangé

Et d’esprits dérangés

J’ai vu de belles voies rapides pour voir la mer

Et des gens préssés

J’ai vu des camions arretés livrer leur cargaison

Et les cadavres sans étiquettes

En méditerranée

Par un bel été

J’ai vu sur des iles les hommes essayer de vivre

Et bâtir des murs

En méditerranée

Le même été

J’ai vu l’Homme immature se préparer à mourir

Et les dieux s’amuser

Heureux qui comme moi a fait un beau voyage

En méditerranée

Par un bel été

 

Pascal Larue

 

 

La lettre de janvier
Cher-e-s Ami-e-s,

Nous sommes tous Charlie.

Je cherche des phrases simples pour expliquer à mes enfants ce qui se passe. Pourquoi nous sommes tous des Charlie ?

Dix sept personnes ont été assassinées en France. Par des fanatiques

Deux enfants sont morts de froids ce matin en Syrie. Dans une ville bombardées.

Nous sommes des millions à manifester aujourd’hui à Paris. Contre la barbarie.

Ils étaient de millions à manifester en Syrie il y a quatre ans contre une tyrannie.

Depuis des dizaines de milliers ont été massacrés. Par les mêmes fanatiques et des tyrans.

Deux autres enfants mourront de froids demain en Syrie. Dans une ville assiégée.

Demain en Arabie saoudite un blasphémateur doit recevoir mille coup de fouet à la sortie de la mosquée.

Blasphémer c’est rigoler avec un Dieu. Et un Dieu ça rigole ? Ça rigole pas ?

Hier un vieux syrien disait dans un cimetière à une journaliste : « Aidez nous ». Aujourd’hui il se tait.

Pour lui on est pas des Charlie mais des Charlots.

Nous voulons la paix, la fraternité.

Lui il se sait abandonné. Nous nous voulons juste être protégé.

Nos dirigeants qui étaient tous des Charlie se sont réunis. Ils vont fermer plus le frontières.

Les tueurs barbares venaient de loin là-bas ?

Ils étaient français.

Des enfants abandonnés de nos cités. Ça n’excuse rien, ça explique juste. Tous les abandonnés ne deviennent pas assassins.

Est-ce qu’on fera quelques choses demain pour les enfants abandonnés ?

Trois mille migrants sont morts noyés en méditerranée l’an passée. Beaucoup fuyaient la Syrie, le Yémen, le Soudan et d’autres pays où règne la barbarie.

Nos dirigeants vont bloquer l’entrée des armes chez nous mais continuer à les fabriquer et les vendre dans des pays où règne la tyrannie.

Les américains vont nous aider mais chez eux on pourra les acheter.

Il y a même des dictateurs qui étaient des Charlie aujourd’hui.

On va continuer à faire des affaires avec les Quataries qui financent les barbares et le PSG dit une banderole corsée à Bastia.

On va coordonner mieux nos polices ont dit nos dirigeants. Pour que les barbares et les victimes restent loin de chez nous.

Mon cousin m’a dit tuer c’est pas bien mais quand même on insulte pas Dieu si on veut pas ça.

Quand Merah a tué des soldats musulmans et des enfants juifs on était choqués, pas des millions à manifester.

Les assassins ont appris à tuer en Syrie ou au Yémen dans des camps de fous de Dieu.

Cabu, Wolinsky et les autres étaient aussi des enfants musulmantistes juifistes christistes boudeurs et incroyants incroyable aux crayons.

Ils faisaient partis de la famille. Peut-être pour ça qu’on a manifesté.

Ils aimaient rigoler. Les fous de Dieu aiment haïr.

Dieu existe existe pas ? Je ne sais pas, à toi de décider et tu peux changer. De Dieu, d’avis. Te moquer de lui aussi. Quand il t’énerve.

On peut se moquer de quelqu’un qui n’existe pas ?

De toute façon il est amour, il pardonne.

Est-ce qu’on peut croire à un Dieu qui ordonne de tuer ?

C’est pour ça qu’on est tous des Charlie les enfants.

J’ai pas tout compris Papa.

Moi non plus t’inquiète pas.

Pascal Larue, le 11 janvier 2015

 

Lettre du mois de juin 2014
 Lettre de Jack Ralite à François Hollande

 

Monsieur le Président,

 

Par nos engagements culturels, artistiques et citoyens, nous sommes fidèlement attachés à la politique culturelle française que nous entendons voir se développer selon le principe d’invention de la perpétuelle ouverture. Or, nous constatons que cette démarche après avoir marqué le pas connaît notamment par la politique budgétaire de notre pays une situation s’aggravant de jour en jour. Beaucoup de ce qui avait été construit patiemment se fissure, voire se casse et risque même de disparaître.

Le patrimoine dans sa diversité, le spectacle vivant dans son pluralisme sont en danger. Faute de crédits suffisants, de personnels, de négociations, de considération et de reconnaissance du travail humain, du respect des métiers, se répandent des malaises, des souffrances, des colères. Le ministère de la culture tend à n’être plus le grand intercesseur entre les artistes et les citoyens. Il perd son pouvoir d’illuminer. Les collectivités territoriales dont le rôle est devenu immense en culture et en art voient leurs finances brutalisées et réduites par Bercy.
L’Europe minore sa déjà médiocre politique culturelle alors même qu’elle négocie avec les Etats-Unis un Traité de libre échange gravissime pour la culture. Google, l’un des accapareurs des nouvelles technologies à civiliser, limite les citoyens à n’être que des consommateurs et s’installe en Irlande pour ne pas avoir à payer d’impôts en France.

Le travail est tellement livré au management et à la performance que les personnels se voient ôter leurs capacités de respiration et de symbolisation. On a l’impression que beaucoup d’hommes et de femmes des métiers artistiques sont traités comme s’ils étaient en trop dans la société.

On nous répond, c’est la crise. La crise ne rend pas la culture moins nécessaire, elle la rend au contraire plus indispensable. La culture n’est pas un luxe, dont en période de disette il faudrait se débarrasser, la culture c’est l’avenir, le redressement, l’instrument de l’émancipation. C’est aussi la meilleure antidote à tous les racismes, antisémitismes, communautarismes et autres pensées régressives sur l’homme.

Mais la politique actuelle est marquée par l’idée de « donner au capital humain un traitement économique ». Il y a une exacerbation d’une allégeance dévorante à l’argent. Elle chiffre obsessionnellement, compte autoritairement, alors que les artistes et écrivains déchiffrent et content. Ne tolérons plus que l’esprit des affaires l’emporte sur les affaires de l’esprit.

On est arrivé à l’os et 50 ans de constructions commencent à chanceler. Les êtres eux-mêmes sont frappés, le compagnonnage humain s’engourdit. L’omniprésence de « programmateurs » et « administrateurs » mettent en état de dominance les artistes. Nous craignons le risque du pire dans la demeure culturelle.

L’urgence est de stopper l’agression contre « l’irréductible humain », là où la femme, l’homme trouvent le respect d’eux-mêmes et le pouvoir de reprendre force contre tous les raidissements normatifs, les coups de pioche, le mépris, l’arrogance.

Il est temps à ce « moment brèche » d’accomplir la fonction du refus à l’étage voulu. Il y a besoin d’une nouvelle conscience alors que croît la tentation de réduire la culture à un échange : j’ai produit, tu achètes. La culture se décline au contraire sur le mode : nous nous rencontrons, nous échangeons autour de la création, nous mettons en mouvement nos sensibilités, nos imaginations, nos intelligences, nos disponibilités. C’est cela qui se trouve en danger et requiert notre mobilisation et notre appel en votre direction.

L’histoire garde un geyser de vie pour quiconque a l’oreille fine et écoute éperdument. Encore faut-il renoncer au renoncement. L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées. Nous avons tous un pouvoir d’agir à mettre en marche.

C’est avec ces idées en tête et au cœur que nous souhaitons, Monsieur le Président, vous faire part de notre vive inquiétude et vous demander de maintenir et de développer la politique culturelle.

Un budget minoré pour ce travail indispensable serait grave. Même le surplace conduirait à des agios humains et politiques, à un freinage dans la culture.

La politique culturelle ne peut marcher à la dérive des vents budgétaires comme la politique sociale d’ailleurs avec qui elle est en très fin circonvoisinage. « L’inaccompli bourdonne d’essentiel » disait René CHAR.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Président de la République, en notre haute considération.

Jack Ralite